Extrait Kitty s'installa confortablement. « Je ne sais pas si tu as remarqué, mais les choses empirent à Londres. Les magiciens commencent à perdre le contrôle de la situation. On envoie les plébéiens se battre, les échanges commerciaux sont perturbés. La pauvreté s'accroît, ce qui provoque des troubles - on a même vu des émeutes dans certaines villes. Et on sent une vive rancune à l'égard des... démons. - Je te l'avais prédit la dernière fois. Les gens commencent à repérer les esprits et se découvrent une certaine immunité. Ils en explorent les possibilités et se mettent à se défendre. » Kitty acquiesça. « Mais les magiciens ne restent pas inactifs. La police nous tombe dessus, on assiste à des violences, des gens sont arrêtés, certains disparaissent, voire pire. - Ce sont des choses qui arrivent. - Je crois que les magiciens sont prêts à prendre des mesures terribles pour rester au pouvoir. Il existe de nombreuses associations de plébéiens, mais elles sont faibles et divisées. Aucune n'a la force de s'opposer à l'État. - Ça viendra en temps voulu. - Oui, mais dans combien de temps ? C'est ça, la question. - Tu veux une grossière estimation ? » Le garçon inclina la tête sur le côté, méditatif. « À mon avis. il faut attendre une ou deux générations. Mettons une cinquantaine d'années. Ainsi, l'immunité aura le temps d'atteindre le niveau requis pour permettre le succès de la révolte. Cinquante ans, ce n'est pas si mal. Avec un peu de chance, tu y assisteras quand tu seras une gentille grand-mère chargée d'ans qui fait sauter de beaux bébés bien gras sur ses genoux. Et puis non. finalement - je retire ce que j'ai dit. Ma projection est incorrecte. - Tant mieux. - Tu ne seras jamais cette gentille grand-mère chargée d'ans. Plutôt une "vieille fille solitaire et aigrie". » Kitty donna un coup de poing sur le plancher. « Cinquante ans, c'est trop long ! Qui sait ce que les magiciens auront le temps de faire d'ici là. J'aurai ma vie derrière moi ! Peut-être même que je serai morte quand la révolution arrivera. - Exact. Mais moi, je serai toujours là pour voir ce qui se passe. Je n'aurai pas pris une ride. - Eh oui, fit Kitty, sarcastique. Quelle chance tu as, hein ? - Tu trouves ? » Le jeune garçon inspecta son corps d'emprunt, toujours assis en tailleur, bien proprement, le dos bien droit, comme les scribes égyptiens. « II s'est écoulé deux mille cent vingt-neuf ans depuis la mort de Ptolémée. Il avait quatorze ans. Huit empires mondiaux ont connu l'ascension puis la chute depuis ce jour, et j'emprunte toujours ses traits. Qui a le plus de chance, dans l'histoire ? » Kitty ne répondit pas. Enfin, elle demanda : « Pourquoi fais-tu ça ? - Parce que je me suis fait une promesse à moi-même. Je le montre tel qu'il était avant de changer. - Je croyais qu'il n'avait pas eu le temps de grandir. - En effet. » Kitty voulut poser encore une question, mais se ravisa et secoua la tête. « On s'égare, déclara-t-elle avec fermeté. Je ne peux pas me permettre de rester inactive à regarder les magiciens perpétrer leurs crimes ; la vie est trop courte. Il faut agir tout de suite. Seulement, nous autres plébéiens - le peuple - ne pouvons renverser le gouvernement tout seuls. Nous avons besoin d'aide. - C'est bien possible, répondit le garçon en haussant les épaules. - Mon idée, ou plutôt ma proposition, en fait, est donc de demander aux djinns et autres esprits de nous apporter cette aide. » Elle attendit la réaction. L'autre la regarda. « Euh, pardon ? - Aidez-nous. Après tout, tu l'as dit toi-même : nous sommes tous des victimes, ici. Les djinns comme les plébéiens. Les magiciens nous assujettissent de la même façon. Alors pourquoi ne pas unir nos forces, faire cause commune dans le but de les détrôner ? » Le jeune garçon conservait un visage inexpressif. « Ça a l'air facile, à t'entendre. - Non, je sais bien que non. Mais il doit bien exister un moyen. Par exemple, si une plébéienne comme moi peut invoquer un djinn comme toi, on doit pouvoir s'attaquer tous ensemble à l'État. Ça demande de la réflexion, de la préparation, et l'assistance de nombreux autres esprits, mais on aurait l'avantage de la surprise, non ? Et on serait beaucoup plus efficaces si on pouvait se battre côte à côte - sans qu'il y ait de maîtres et d'esclaves. Sans qu'on se tire dans les pattes entre nous. En coopérant pleinement. Rien ne nous arrêterait ! » Elle se penchait en avant dans son pentacle et sa vision faisait briller ses yeux. Le garçon semblait également fasciné ; il laissa passer un long moment sans répondre. Puis : « Complètement cinglée. Les cheveux sont bien, la tenue aussi, mais tu es folle à lier. » Kitty se tortilla sous l'effet de la contrariété. « Pourquoi tu ne m'écoutes pas ! - Au fil des ans, j'ai en bon nombre de maîtres déments. Des fanatiques religieux qui se flagellaient le derrière avec des épines, des empereurs au regard mort qui commettaient sans joie des massacres de grande ampleur, des avares qui convoitaient des tas d'or, des criminels en tous genres qui s'en prenaient tant à eux-mêmes qu'aux autres... Vous êtes dans l'ensemble une espèce perverse et bien peu ragoûtante. Certes, ta forme personnelle de folie est moins dangereuse que d'autres ; seulement, elle signera ton arrêt de mort. et le mien par la même occasion si je ne fais pas preuve d'une grande vigilance. Alors je serai franc avec toi. Ce que tu proposes est fou pour mille raisons différentes - si je te les énumérais toutes on serait encore là quand finalement, l'Empire britannique s'effondrera. Alors je ne t'en citerai que deux. Aucun djinn, aucun afrit, aucun marid urbain, aucune mite chatouilleuse ne fera jamais cause commune, comme tu dis, avec un humain quel qu'il soit. Faire cause commune ! Non mais, je te demande un peu ! Tu nous vois arborer le même galon ou je ne sais quoi et aller à la bataille main dans la main ? » II rit. Ça faisait un bruit âpre, désagréable. « Non, nous avons trop souffert pour considérer un jour les humains comme des alliés. - Tu mens ! cria Kitty. Je le répète : tu oublies le cas de Ptolémée. - Mais lui était unique ! » Le garçon serra les poings. « Une exception. Ne le mêle pas à tes histoires. - Il infirme tout ce que tu viens de dire ! s'écria Kitty. Évidemment, on aura du mal à convaincre la plupart des démons, mais... - On aura du mal, dis-tu ? Mais tu n'y arriveras jamais ! - Tu as déjà dit ça quand j'ai affirmé t'avoir invoqué, et pourtant, je l'ai fait ! - Aucun rapport. Je vais te révéler quelque chose. Depuis le début, je reste là à bavarder aimablement avec toi et à surveiller mes manières comme il se doit pour un djinn, mais à aucun moment je n'ai cessé de te surveiller au cas où un seul de tes orteils dépasserait de ton cercle. Auquel cas je te serais tombé dessus en un clin d'œil et là, je peux te dire que tu en aurais appris de belles sur les rapports entre djinns et humains. - Ah oui ? railla Kitty. Au lieu de quoi c'est toi qui as fait la bêtise de sortir un orteil et de carboniser ta jupette. Ce qui résume plus ou moins les trois ou quatre derniers millénaires de ton existence. Non mon vieux, tout seul, tu n'arriveras jamais à grand-chose. - Ah oui ? » L'autre était blême de rage. « Alors je passe à la seconde raison qui fait que ton plan est une ânerie. Même si j'étais disposé à t'aider, même si cent autres djinns presque aussi puissants que moi éprouvaient la même chose et avaient pour seul désir de risquer leur peau pour des humains à la noix, on en serait incapables. Car notre seule façon de venir sur terre, c'est via une invocation. Et cela entraîne la perte de notre libre arbitre. Sans parler de la souffrance. Ça nous oblige à obéir à un maître. Et je ne vois pas où est l'égalité dans cette équation. - Argument rejeté. Il n'est pas nécessaire que les choses se passent comme ça. - Puisque je te dis que si. Nous n'avons pas d'autre choix. L'invocation nous asservit. C'est sa raison d'être. Tu veux donc chercher un moyen de nous libérer entièrement ? De nous laisser déchaîner nos pouvoirs ? Sans le moindre contrôle ? - Eh bien oui, fit vaillamment Kitty. Si cela s'avérait nécessaire. - Je n'en crois pas un mot. Jamais tu ne ferais une chose pareille. - Si. Dans un climat de confiance, je le ferais. - Ah bon ? Eh bien, prouve-le sur-le-champ. Sors de ton pentacle. - Hein ? - Tu m'as très bien entendu. Enjambe le tracé. Oui, celui-là, là. Voyons comment se traduit en actes la fameuse confiance dont tu parles. Donne-moi le pouvoir un moment. Et voyons si tu as le courage de tes convictions. » Le garçon se leva d'un bond et, au bout d'un moment, Kitty l'imita. Ils restèrent debout dans leurs pentacles respectifs à se regarder dans les yeux. Kitty se mordit la lèvre. Elle avait chaud et froid en même temps. Elle n'avait pas prévu le tour que prenaient les événements, le rejet de sa proposition immédiatement suivi par un défi à relever. Elle n'avait vraiment rien imaginé de tel. Que faire ? Si elle rompait l'invocation en sortant de son pentacle, Bartiméus pouvait la tuer avant de disparaître. Son immunité partielle n'empêcherait pas le démon de la mettre en pièces. À cette idée, elle frémit de la tête aux pieds. Elle dévisagea le garçon qui n'était plus depuis longtemps. Il lui sourit en affectant l'amabilité, mais son regard était dur et moqueur. « Alors ? fit-il. Ça vient ? - Tu viens de m'exposer ce que tu me ferais si je sortais du tracé protecteur, répondit-elle d'une voix rauque. Tu prétends que tu me sauteras dessus en un clin d'œil. » Le sourire de l'autre perdit de l'assurance. « Ah, ne fais pas attention. Je bluffais. Il ne faut pas croire tout ce que raconte le vieux Bartiméus, quand même ! Tu sais bien que je suis tout le temps à faire des blagues. » Kitty ne dit rien. « Allez, vas-y, reprit le garçon. Je ne vais rien te faire. Place-toi un instant sous mon pouvoir. Tu seras surprise. Fie-toi à moi. » Kitty passa le bout de sa langue sèche sur sa lèvre inférieure. Le sourire du garçon redevint éclatant. Il y mettait tellement du sien, d'ailleurs, qu'il en avait les traits tendus à l'extrême. Elle regarda les marques à la craie, puis ses pieds, puis à nouveau les tracés. « Oui, comme ça, allez », l'encouragea le garçon. Kitty se rendit brusquement compte qu'elle en oubliait de respirer. Elle exhala d'un coup. « Non, s'étrangla-t-elle. Non, ça servirait à rien. » Les yeux sombres l'observèrent ; tout à coup, le djinn pinçait les lèvres. « Enfin..., fit-il avec aigreur. J'admets que je n'avais pas grand espoir, de toute façon. - Ce n'est pas une question de confiance, mentit-elle. Seulement, tu te dématérialiserais parce que tu ne peux pas rester sur terre sans le pouvoir de l'invocation et moi, je n'ai pas la force de te réinvoquer pour l'instant. Tout ce que je voulais dire, reprit-elle avec l'énergie du désespoir, c'est que si toi et d'autres djinns joignaient vos forces aux miennes, on pourrait battre les magiciens et arrêter de vous invoquer. » L'autre eut un reniflement incrédule. « Épargne-moi tes fantasmes. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Même toi, tu ne crois pas un mot de ce que tu racontes. Bon. Si c'est tout ce que tu avais à me demander, autant me congédier maintenant. » Sur ces mots, il lui tourna le dos. Là, Kitty sentit la moutarde lui monter au nez. Le souvenir des trois années écoulées lui revint en tête. Le poids des efforts qu'elle avait dû fournir s'abattit d'un coup sur ses épaules. Tout cela pour que cet esprit orgueilleux et borné écarte son idée d'un revers de main. Sans même lui accorder une seconde de réflexion impartiale. D'accord, les détails restaient à mettre au point ; il y avait beaucoup de problèmes à résoudre. Mais pour elle, il était non seulement nécessaire, mais possible de réaliser une certaine forme de collaboration. Elle était au bord des larmes ; elle les ravala furieusement. Elle tapa du pied et le son se réverbéra dans la pièce. «Dis donc, cet idiot de jeune Égyptien, lui, méritait ta confiance. Avec lui, tu ne t'es pas fait prier. Alors pourquoi pas moi ? Qu'est-ce qu'il a fait pour toi que je ne puisse pas faire ? Eh bien ? À moins que je ne sois trop méprisable pour mériter le récit de ses hauts faits ? » Son ton était chargé d'une amertume sauvage, et son mépris du démon se levait en elle comme une tempête. Il ne se retourna toujours pas. Le clair de lune tombait sur son dos nu et ses membres fluets. « Pour commencer, il m'a suivi dans l'Autre Lieu. » Kitty retrouva enfin sa voix. « Mais... ce n'est pas... - Si, c'est possible. Personne ne le fait, c'est tout. - Je ne te crois pas. - Tu n'y es pas obligée. Mais Ptolémée, lui, si. Lui aussi je l'ai mis au défi de me prouver qu'il avait confiance en moi. Et c'est le moyen qu'il a choisi : il a conçu la Porte de Ptolémée. Il a traversé les quatre éléments pour me retrouver. Et il en a payé le prix, ainsi qu'il s'en doutait. Après ça... ma foi, s'il m'avait proposé une aberrante association entre djinns et plébéiens j'aurais peut-être marché dans la combine. Il y avait entre nous un lien indestructible. Mais avec toi, aussi louables que soient tes intentions... Désolé, Kitty, mais c'est non. » Elle contempla son dos sans rien dire. Le garçon finit par lui faire face ; son visage était dans l'ombre. « Ce qu'a fait Ptolémée reste unique, ajouta-t-il avec douceur. Je ne demanderais cela à personne d'autre, même pas à toi. - Ça l'a tué ? - Non, soupira-t-il. - Alors de quel prix parles-tu ? - Mon Essence est légèrement vulnérable, aujourd'hui. Je te serais reconnaissant de tenir parole et de me laisser partir. - Je vais le faire. Mais tu devrais rester parler encore un peu avec moi. Je ne vois pas pourquoi l'exploit de Ptolémée resterait unique en son genre. Peut-être que plus personne n'est au courant, pour cette histoire de Porte. » Un rire bref. « Oh si, ils savent, crois-moi. Ptolémée a raconté son voyage dans ses écrits, dont certains ont survécu. Comme toi, il disait beaucoup de bêtises sur la possibilité d'instaurer une trêve entre magiciens et djinns. Il espérait que d'autres suivraient son exemple et prendraient le même risque que lui. D'ailleurs. quelques-uns l'ont fait - plus par cupidité et soif de pouvoir que par idéalisme pur, comme lui. Mais pour eux, ça ne s'est pas bien passé. - Pourquoi ? » Pas de réponse. Le djinn détourna les yeux. « Eh bien ne dis rien, puisque c'est comme ça ! s'écria-t-elle. Je m'en fiche. Je lirai les notes de Ptolémée de mon côté, c'est tout. - Ah bon, parce que tu lis le grec ancien maintenant ? » | Citations Rien pour le moment. |