Extrait « Madame, commença-t-il, nous avons trouvé ce spécimen coincé entre deux poutres fracassées ; profondément enfoncé dans un petit trou. La première fois, il nous avait échappé. » Jessica Whitwell fronça les sourcils d'un air dégoûté. « Et cette... chose mérite notre attention ? » Comme celles de sa tutrice, les lentilles de contact de Nathaniel ne le renseignaient guère sur ce point : pour lui, c'était un chat sur les trois Niveaux auxquels il avait accès. Mais il devinait de quoi il s'agissait, et la créature avait l'air morte. Il se mordit la lèvre. Le petit bonhomme fit la grimace et continua à faire osciller le chat. « Tout dépend de ce que vous entendez par là, madame. Ce qui est sûr, c'est que nous avons affaire à un djinn de basse caste. Laid et mal tenu, en plus ; au sixième Niveau, il dégage une odeur très déplaisante. En outre... - Je suppose, coupa Jessica Whitwell, qu'il est vivant ? - Oui, madame. Pour le réveiller, il suffira de lui appliquer le stimulus adéquat. - Occupe-t'en et disparais. - Avec joie. » Le petit bonhomme lança sans ménagement le chat vers le plafond, puis pointa un doigt et articula un mot. Un arc électrique vert jaillit de son index, frappa l'animal de plein fouet et le figea tout tressautant dans les airs, hérissé de la moustache jusqu'au bout des pattes. Puis Aneth frappa dans ses mains et s'enfonça dans le plancher. Quelques secondes passèrent. La luminosité verte s'éteignit. Le chat s'abattit au centre du pentacle où, contrairement à toutes les lois connues, il tomba sur le dos. Il resta là un moment, les quatre fers en l'air et la fourrure tout en désordre. Nathaniel se mit sur pied. « Bartiméus ! » Les yeux du félin s'ouvrirent. Il eut tout à coup l'air indigné. « Pas la peine de crier comme ça. » Il cilla. « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - Rien. C'est toi qui es sur le dos. - Ah, oui. » Le chat se remit d'aplomb en un clin d'œil. Il lança un regard dans la pièce et vit Duvall, Whitwell et Tallow, impassibles dans leurs fauteuils. Il se gratta nonchalamment avec une patte arrière. « Je vois qu'on a de la compagnie. » Nathaniel acquiesça. Il croisait les doigts sous son grand manteau noir. Pourvu que Bartiméus comprenne qu'en public il devait le vouvoyer, et surtout, qu'il n'aille pas leur révéler des secrets, comme son nom de naissance, par exemple. « Fais bien attention à ce que tu vas me répondre, reprit-il. Nous sommes entourés de gens très importants.» Il s'efforça de rendre cet avertissement le plus menaçant possible afin de complaire à ses supérieurs. Le chat observa un instant les autres magiciens, puis leva une patte et répondit en se penchant d'un air de conspirateur : « Entre nous, j'en ai vu de plus importants. - Eux en ont certainement vu de plus importants que toi. Regarde-toi : on dirait un pompon à pattes. » Le chat prit alors conscience de sa fourrure tout ébouriffée et. avec un feulement contrarié, se métamorphosa instantanément ; dans le pentacle était désormais assise une panthère noire au pelage lisse et luisant qui enroula sa queue autour de ses pattes. « Bien. Vous désirez entendre mon rapport, je présume ? » Nathaniel l'arrêta du geste. Tout dépendait de ce qu'allait dire le djinn. S'il n'avait pas pu déterminer la nature de l'ennemi, sa position à lui, Nathaniel, devenait très précaire. Les dégâts étaient presque aussi importants qu'à Piccadilly la semaine précédente, et un gnome messager était d'ores et déjà venu trouver Jessica Whitwell pour lui faire part du courroux du Premier ministre. Ce qui, pour le jeune garçon, augurait très mal de la suite. « Bartiméus, commença-t-il. Voici ce que nous savons déjà. Ton signal a été capté la nuit dernière devant le musée. Je suis arrivé sur place peu après, avec d'autres représentants de mon ministère. Des activités suspectes ayant été détectées dans le musée, nous avons hermétiquement clos toutes les issues. - Oui, j'avais remarqué, figurez-vous, répliqua la panthère en dénudant ses griffes avant de se mettre à pianoter d'un air lourd de sous-entendus. - À une heure quarante du matin, on a vu s'écrouler un des murs intérieurs de l'aile est. Peu après, une créature non identifiée a forcé le cordon de sécurité, tuant au passage les gnomes présents sur les lieux. Depuis, nous avons mené des fouilles, mais sans rien trouver d'autre que toi - et tu étais inconscient. - Pas étonnant, vu que j'ai reçu tout un bâtiment sur la tête ! » La panthère haussa les épaules. «Vous croyiez peut-être que j'allais me mettre à danser la mazurka dans les décombres ? » Nathaniel toussa très fort et se redressa de toute sa hauteur. « Quoi qu'il en soit, reprit-il sévèrement, jusqu'à preuve du contraire, c'est toi qui parais responsable de ces détériorations ; à moins que tu ne possèdes des informations susceptibles de nous faire changer d'avis ? - Comment ! » La panthère ouvrit de grands yeux offensés. « On m'accuse, moi ? Après ce que j'ai souffert ? Alors que j'ai des contusions sur toute l'Essence ? Y compris dans des endroits où elles n'ont rien à faire ? - Dans ce cas, dis-nous qui est le coupable. - Vous voulez dire, qui a provoqué l'effondrement du bâtiment? - Oui. - Qui a ravagé le musée avant de vous filer sous le nez ? - Eh bien, oui. - Vous me demandez d'identifier la créature qui débarque de nulle part, s'en va comme elle est venue et, tant qu'elle est là, s'enveloppe de ténèbres afin d'échapper aux regards des esprits, des humains et des animaux - à ce Niveau-ci comme aux autres ? Sérieusement... C'est bien ce que vous me demandez ? » Nathaniel sentit le cœur lui manquer. «... Oui. - Facile. Un golem. » Léger hoquet étranglé du côté de Jessica Whitwell. Petits reniflements méprisants de la part de Tallow et de Duvall. Nathaniel broncha sous le choc. « Un... un golem ? » La panthère se lécha la patte, puis lissa sa fourrure au-dessus de son oreille. « Ouais, c'est comme j'vous l'dis, vieux. - Tu es sûr de ce que tu avances ? - Un géant animé, façonné dans l'argile mais dur comme le granit, invulnérable et assez fort pour défoncer les murs ? Qui s'entoure d'obscurité et répand dans son sillage l'odeur de la mort ? Qui tue rien qu'en les touchant les êtres d'air et de feu tels que moi... et qui, en quelques secondes, réduit notre Essence en cendres fumantes ? En ce qui me concerne, ça ne fait aucun doute. - Tu n'es pas à l'abri d'une erreur, démon », fit Jessica Whitwell avec un geste exprimant toute son incrédulité. La panthère reporta sur elle ses yeux jaunes. Horrifié, Nathaniel crut un instant que Bartiméus allait lui lancer une de ses insolentes réparties. Mais le démon se ravisa et baissa la tête. « En effet, madame. Mais j'ai déjà vu des golems, quand j'officiais à Prague. - Oui. à Prague, il y a des siècles ! » Duvall prit enfin la parole ; manifestement, il n'appréciait guère la tournure que prenaient les événements. « Mais ils ont disparu en même temps que le Saint Empire romain. De mémoire d'homme, la dernière fois qu'on s'en est servi contre nous c'était au temps de Gladstone. Des golems ont forcé nos troupes à reculer jusque dans la Vitava au pied des remparts ennemis. Mais les magiciens qui les dirigeaient ont été repérés et éliminés ; à la suite de quoi les golems se sont désintégrés sur le pont de pierre. Tout ça est dans les annales de l'époque. » La panthère s'inclina à nouveau. « Cela se peut, en effet, monsieur. » Duvall abattit son poing massif sur son accoudoir. « Non, c'est la vérité ! Depuis le démantèlement de l'Empire tchèque, on n'a plus jamais signalé de golem. Les magiciens qui sont passés dans notre camp n'en ont pas apporté le secret avec eux, et ceux qui sont restés à Prague n'étaient que l'ombre de leurs prédécesseurs ; ils n'exerçaient plus la magie qu'en amateurs. Ce savoir a donc été perdu. - Pas pour tout le monde, on dirait. » Le djinn balaya le sol de sa queue. « II y avait bien quelqu'un pour guider les faits et gestes de ce golem. Il ou elle guettait derrière l'œil d'observation percé dans le front de la créature. J'y ai vu briller une lueur d'intelligence quand les nuages noirs se sont momentanément dissipés. - Allons ! » Duvall n'était pas convaincu. « Où vas-tu chercher tout ça ? Ce démon ment ! » Nathaniel lança un regard à sa tutrice, qui affichait un air soucieux. « Bartiméus, intervint-il, je t'ordonne de dire la vérité. As-tu le moindre doute ? » Les paupières de la panthère s'abaissèrent lentement sur ses prunelles jaunes. « Absolument pas. Il y a quatre cents ans j'ai été témoin des agissements du tout premier golem, créé dans les profondeurs du ghetto de Prague par un grand magicien nommé Loew ; une fois sorti de sa soupente pleine de linceuls et de toiles d'araignées, il devait terroriser les ennemis de son peuple. C'était une créature magique en soi, mais capable de contrer la magie des djinns en maniant l'Essence de la terre avec une puissance considérable. En sa présence, nos maléfices restaient inopérants ; nous devenions faibles et aveugles. Il nous réduisait à sa merci. Et la créature que j'ai combattue cette nuit était de la même espèce. Elle a tué un de mes semblables. C'est l'entière vérité. » Duvall émit un son incrédule. « À mon âge, on ne croit plus tout ce que racontent les djinns. Il est évident que celui-ci a tout inventé pour protéger son maître. » II repoussa son verre, puis se leva et dévisagea les autres. « De toute façon, qu'il s'agisse ou non d'un golem, ça ne fait aucune différence. Manifestement, les Affaires internes ont perdu le contrôle de la situation. Nous verrons si mes services s'en sortent mieux. Je vais de ce pas solliciter une audience auprès du Premier ministre. Je vous souhaite le bonjour. » II gagna la porte à grands pas, raide comme un piquet ; le cuir de ses bottes grinçait. Nul ne dit mot. La porte se referma. Jessica Whitwell ne broncha pas. Les néons du plafond baignaient son visage d'un éclat peu flatteur. Elle avait le teint encore plus cadavérique que d'ordinaire. Elle se caressa le menton d'un air pensif ; ses ongles longs faisaient un petit bruit sec en frottant contre sa peau. « Ne traitons pas cette histoire à la légère, déclara-t-elle enfin. Si ce démon dit vrai, nous détenons à présent de précieuses informations. Cela dit, Duvall n'a pas tort d'en douter, même si ses discours visent plutôt à dénigrer nos efforts. Créer un golem, c'est très difficile, voire impossible. Que savez-vous sur la question, Tallow ? - Pas grand-chose, heureusement, répondit-il en faisant la grimace. Cela fait appel à une forme de magie primitive qui ne s'est jamais pratiquée dans nos sociétés éclairées. Je ne me suis pas donné la peine de creuser le sujet. - Et vous, Mandrake ? » Nathaniel se racla la gorge ; les questions de culture générale, il adorait ça. « Le magicien doit disposer de deux objets dotés d'un grand pouvoir, entama-t-il avec vivacité. Chacun possédant une fonction différente. Premièrement, il ou elle doit détenir un parchemin où est inscrite la formule qui donne vie au golem ; une fois le corps façonné dans de l'argile de rivière, il faut, pour l'animer, insérer ce parchemin dans la bouche du golem. - C'est juste, fit sa tutrice en hochant la tête. Et cette formule est considérée comme perdue car les maîtres tchèques n'en ont pas conservé de trace écrite. - Le second objet, poursuivit Nathaniel, est un morceau d'argile spécial, créé par une série de sorts distincts. On le place au milieu du front du monstre, où il contribue à concentrer son pouvoir. Il agit comme un œilleton permettant au magicien d'observer ce qui se passe, comme l'a très justement dit Bartiméus. Le magicien peut alors diriger les faits et gestes de sa créature via une vulgaire boule de cristal. - Exactement. Donc, si votre démon n'a pas menti, nous devons chercher un individu ayant réussi à se procurer à la fois un œil de golem et un parchemin de vie. De qui peut-il bien s'agir ? - Mais de personne, voyons ! » Tallow entremêla ses doigts et fit bruyamment craquer ses jointures ; on eut l'impression d'entendre une volée de coups de fusil. « Tout cela est absurde. Ces objets n'existent plus. La créature de Mandrake mériterait qu'on lui administre un Feu Réducteur. Quant à Mandrake lui-même, madame, il doit être personnellement tenu pour responsable de cette catastrophe. - Vous êtes bien sûr de vous », remarqua la panthère avant de bâiller sans retenue, en dévoilant par là même une denture impressionnante. « II est exact que ces parchemins se désintègrent dès qu'on les retire de la bouche du golem. De plus, le charme veut que le monstre retourne alors auprès de son maître et redevienne argile, de sorte que le corps ne survit pas non plus. Mais l'œil du golem, lui, n'est pas détruit. Il peut resservir maintes fois. Il est donc tout à fait possible que l'un d'entre eux se trouve actuellement ici même, à Londres. Pourquoi avez-vous le teint aussi jaune, au fait ? » Furieux, Tallow en eut la mâchoire qui se décrocha. « Mandrake ! Surveillez cette créature, ou vous me le paierez. » Nathaniel réprima promptement son sourire en coin. « Bien monsieur. Silence, esclave ! - Oh, pardon, pardon, je ne le ferai plus... » Jessica Whitwell les fit taire du geste. « Tout insolent qu'il soit, ce démon a raison sur un point. Les yeux de golem, ça existe. J'en ai vu un moi-même il y a deux ans à peine. » Julius Tallow haussa un sourcil. « Vraiment ? Et où cela, je vous prie ? - Dans la collection privée d'un individu dont nous avons d'excellentes raisons de nous souvenir : Simon Lovelace. » Nathaniel sursauta et un frisson glacé naquit entre ses omoplates. Ce nom lui faisait toujours autant d'effet. Tallow, lui, haussa les épaules. « II y a longtemps qu'il est mort. - Je le sais bien... » Jessica Whitwell semblait préoccupée. Elle se laissa aller contre son dossier et se tourna vers un autre pentacle. semblable à celui de la panthère. La pièce en comptait plusieurs, chacun comportant de subtiles différences. Elle claqua des doigts et son djinn apparut ; cette fois, il était ours de pied en cap. « Aneth. commença-t-elle. Descends dans la salle des coffres contenant les objets magiques, au sous-sol de la Sûreté du Territoire. Trouve la collection Lovelace et répertorie-la entièrement. Tu y trouveras un œil sculpté dans de l'argile durcie. Apporte-le-moi sans délai. » L'ours fléchit les genoux, bondit et disparut. Julius Tallow adressa un sourire onctueux à Nathaniel. « C'est un serviteur comme celui-ci qu'il vous faudrait, Mandrake. Ni bavard, ni désinvolte, et qui obéisse sans poser de questions. À votre place, je me débarrasserais illico de cette saleté à la langue trop bien pendue. » La panthère fit aller et venir sa queue sur le sol. « Chacun ses problèmes, mon vieux. Moi je suis trop bavard, et vous, vous ressemblez à un champ de boutons d'or. - Ce traître de Lovelace possédait une belle collection... » Jessica Whitwell réfléchissait à voix haute sans tenir compte des hauts cris de Tallow. « L'oeil de golem figurait parmi les articles intéressants que nous avons réquisitionnés à sa mort. Je serais curieuse de l'examiner maintenant. » L'ours réapparut dans un cliquetis de jointures velues et atterrit avec souplesse au centre du cercle. Il ne tenait rien d'autre que sa casquette, qu'il triturait à nouveau de manière à parfaire son attitude humble. « Le serviteur idéal, en effet, commenta ironiquement la panthère. Taciturne, obéissant... et parfaitement incompétent. Vous allez voir qu'il a oublié la mission qu'on lui avait confiée. » Jessica Whitwell fit un geste impatient. « Alors, Aneth, tu as examiné la collection Lovelace ? - Oui, madame. - Comprend-elle un oeil d'argile ? - Non, madame. - Figure-t-il parmi les articles répertoriés à l'inventaire ? - Oui, madame. Il porte le numéro 34 : "Un oeil en argile de neuf centimètres de large, décoré de signes cabalistiques. Fonction : œil de golem. Origine : Prague." - Bien, tu peux disposer. » Jessica Whitwell fit pivoter son fauteuil pour faire face à ses collègues. « Donc, il y a bien eu un oeil de ce type à Londres. Et il a disparu. » | Citations Rien pour le moment. |